Brest-Litovsk : Une paix des peuples ou une paix impérialiste ?
Au début de l’année 1918, Lenine a impérativement besoin d’aboutir rapidement à une cessation des hostilités afin de pouvoir contenir les forces qui encerclent et menacent le jeune régime bolchevique : armées contre-révolutionnaires, révoltes paysannes, mouvements de sécession…. Un armistice est donc signé le 15 décembre 1917 avec les Puissances Centrales qui stoppe temporairement les opérations militaires sur le front Est.
Le 22 décembre 1917, la délégation soviétique arrive par train dans la ville de Brest-Litovsk en Pologne orientale, et est accueillie par les représentants civils et militaires allemands et autrichiens. C’est dans la forteresse de Brest-Litovsk qui abrite le quartier général des forces allemandes sur le front Est, que va s’ouvrir entre les diplomates des Puissances Centrales et du jeune pouvoir soviétique. Sur le papier, la négociation penche clairement en faveur de l’Allemagne et ses alliés qui occupent la partie ouest de la Russie et avec surtout une armée russe qui depuis la révolution est en pleine décomposition. Les soldats désertent ou échangent leurs armes, y compris leurs canons, contre des vivres ou de l’argent avec les soldats allemands, tandis que les officiers qui n’ont pas rejoints les forces contre-révolutionnaires sont considérés comme des suspects par le pouvoir bolchevique. Craignant de voir les militants bolcheviques diffuser leur propagande révolutionnaire, les officiers allemands interdisent strictement toute fraternisation entre les soldats russes et leurs hommes. Les premiers contacts à Brest-Litovsk sont cependant courtois et les deux délégations réaffirment leur conviction d’aboutir à paix sans annexion et d’y associer les pays de l’Entente pour aboutir à une paix globale. Bien que cette proposition soit favorablement accueillie par les pacifistes et l’extrême gauche, elle est immédiatement rejetée par les gouvernements britanniques et français car vue comme un piège de la diplomatie allemande. Pour eux, venir négocier à Brest-Litovsk reviendrait de facto à avaliser les conquêtes allemandes en Europe de l’Est et à reconnaitre officiellement les bolcheviks et Lénine comme gouvernement légitime de la Russie.
Durant les pourparlers, le diplomate allemand von Külhmann s’appuie sur le principe « du droit des peuples à disposer d’eux mêmes », cher au président américain Wilson, pour faire reconnaitre les droits à l’indépendance des provinces russes de Lituanie, de Courlande et de Finlande. Cette proposition en apparence généreuse est en fait une manœuvre perfide. Dans l’esprit de von Külmann, une fois devenus officiellement indépendants, ces pays seront ensuite destinés soit à devenir des protectorats soit à intégrer le Reich allemand par « référendum ». La défense du « droit des peuples » et du choix démocratique servent donc de paravent à une politique d’annexion déguisée pour être rendue acceptable auprès de l’opinion publique. La tactique du secrétaire d’État est sans doute trop subtile pour les généraux et la presse nationaliste qui se déchaînent contre lui et l’accuse de brader « les territoires conquis avec le sang des soldats allemands ». Car l’Oberste Heeresleitung – Commandement Suprême de l’armée – l’OHL , via ces propres représentants à Brest-Litovsk, entend bien surveiller étroitement l’avancée des négociations pour ne pas laisser les mains libres aux diplomates civils et pousse sa propre politique étrangère. Ainsi, le général Ludendorff, soutenu par les milieux nationalistes et industriels, veut par exemple transformer les territoires conquis de la Pologne russe, d’Ukraine voire du Caucase en colonies de peuplement allemandes. Pour lui, la paix de Brest-Litovsk doit permettre la réalisation du vieux rêve des pangermanistes du Drang nach Osten (la marche vers l’Est) à savoir une expansion vers l’Est de l’Allemagne.
Mais les négociations trainent en longueur, à la grande fureur des délégués allemands, car les diplomates soviétiques contestent les exigences allemandes. Léon Trotski qui conduit la délégation soviétique ergote sur chaque point, se livre à des discours politiques interminables et esquive toute décision sur le futur traité. La stratégie de Trotski et Lénine est de gagner le maximum de temps en ralentissant les négociations. Les deux hommes sont convaincus que les discussions de Brest-Litovsk vont mettre en évidence les buts impérialistes de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie ce qui incitera leur population, lasse de la guerre, à faire à leur tour la révolution. Le 18 janvier, ne supportant plus les atermoiements des russes, l’état-major et les diplomates allemands émettent un ultimatum : soit le gouvernement de Lénine cède aux exigences allemandes soit les hostilités reprendront. Suite à cette déclaration, les négociations sont suspendues et la délégation russe retourne à Petrograd.
Grèves à Vienne et Berlin : les empires déstabilisés
A Vienne irrités par une nouvelle réduction de la ration de farine et l’impasse des négociations de paix en Russie, les ouvriers déclenchent des grèves massives. Le gouvernement austro-hongrois apaise temporairement la crise en améliorant la situation des ouvriers et l’empereur Charles Ier réitère sa promesse que l’Autriche-Hongrie mène une guerre défensive et ne vise aucune annexion territoriale. Plus grave, le 1er février, une mutinerie éclate sur des navires autrichiens basés à Cattaro au Monténégro. Inactifs depuis des mois, mal nourris et soumis à une discipline imbécile, 6000 marins slovènes, croates et tchèques se révoltent contre leurs officiers et hissent le drapeau rouge sur une dizaine de navires. Ils réclament de meilleurs conditions de vie, la paix immédiate, et plus d’autonomie pour les nationalités au sein de l’empire. La mutinerie est réprimée dès le 3 février et quelques meneurs fusillés tandis que les amiraux qui ont laissé pourrir la situation sont révoqués, mais l’alerte est grave pour le pouvoir impérial.
Le 28 janvier 1918 des grèves éclatent dans les usines de Berlin, et le mouvement ne tarde pas à s’étendre à toute l’Allemagne et touche les villes de Hambourg, Kiel, Dortmund, Munich et Dantzig. On compte plus de 500 000 manifestants dans les rues. Contrairement aux précédents mouvements sociaux, cette grève est teintée de revendications politiques pacifistes et de protestations contre la rupture des négociations en Russie. Dans les usines en grève, les ouvriers organisent des conseils de travailleurs ce qui inquiète le gouvernement qui voit dans ces Arbeitsrat une imitation des soviets créés par les bolcheviks en Russie. Décidés à prévenir une révolution, Friedrich Ebert et Philipp Scheidemann réussissent, en tant que dirigeants du SPD, à prendre la tête du mouvement. Il s’agit pour eux de mettre en avant les demandes sociales et de négocier avec le gouvernement pour éviter que les grèves ne dégénèrent en une révolution radicale et incontrôlable. Mais ni les ministres et encore moins les militaires allemands n’envisagent de négocier le moindre compromis avec ces agitateurs et choisissent la voie de la répression. Les meneurs syndicalistes (à l’exception des députés du SPD afin d’éviter une crise politique) sont arrêtés, des représentants de l’armée prennent le contrôle d’usines, et les journaux contestataires sont interdits. Le 31 janvier, l’état de siège est déclaré à Berlin tandis que certaines libertés individuelles sont suspendues. Le même jour, une manifestation interdite, tourne à l’émeute dans les quartiers de Berlin : des tramways sont renversés, des officiers sont molestés par des soldats en permission, la police charge les manifestants et on relève quelques morts. Finalement peu à peu le mouvement s’épuise et les ouvriers reprennent le travail. Lénine et Trotski doivent se rendre à l’évidence : les prolétariats allemand et autrichien ne sont pas encore mûrs pour la révolution.
Le 31 janvier, à son retour à Brest Litovsk, Trotski déclare que la Russie refuse d’accepter le traité impérialiste allemand mais considère que la guerre est de facto terminée et décide donc en conséquence de démobiliser son armée. Les diplomates sont stupéfaits par cette désinvolture. Le général Ludendorff, agacé par les retards probables sur sa prochaine offensive à l’ouest, veut relancer immédiatement l’avancée de l’armée en territoire russe quitte à s’emparer de Petrograd si les bolcheviks ne se décident pas à signer. Il presse von Külmann de rompre définitivement avec les russes et prépare la rupture du cessez-le-feu en ordonnant la préparation de l’opération Faustschlag (Coup de poing). Côté autrichien, le comte Ottokar Czernin prévient ses homologues allemands : des troubles sont à craindre au sein de l’armée autrichienne en cas de reprise des hostilités sur le front de l’Est. Les soldats austro-hongrois ne comprendraient pas de devoir se battre et donc mourir pour assouvir des appétits allemands de conquête en Ukraine ou en Lituanie.
Depuis la révolution de 1917, l’Ukraine a sombré dans la guerre civile où s’oppose l’assemblée constituante (la Rada) de Kiev et le pouvoir révolutionnaire qui siège dans la partie Est de l’Ukraine à Kharkov tandis que des armées Blanches et de Cosaques monarchistes s’organisent en Crimée. Or du fait de ses ressources agricoles et en charbon, cette province est un enjeu stratégiques pour les belligérants. Le 9 février 1918, les troupes bolcheviks prennent temporairement le dessus et s’emparent de Kiev. Parallèlement, aux négociations de Brest-Litovsk, l’Allemagne traite avec la Rada ukrainienne qui en échange de la protection allemande et de la reconnaissance de l’indépendance s’engage à fournir aux Puissances Centrales le blé et les chevaux nécessaires à leurs armées.
18 février 1918 : Opération Faustschlag
Le 18 février, l’armée allemande rompt l’armistice et reprend son avance en Russie sans rencontrer la moindre opposition sur plus de 500 km. En deux semaines, les Allemands s’emparent du reste de la Lettonie, de l’Estonie, atteignent Kiev, Minsk, et Kharkov tandis que, malgré les réticences de Charles Ier, l’armée austro-hongroise participe aux opération dans le Sud en occupant le port d’Odessa. En catastrophe, le gouvernement bolchevique abandonne Petrograd désormais menacée pour s’installer à Moscou. Résignés, Trotski et les diplomates soviétiques reviennent à Brest-Litovsk, cèdent à toutes les revendications et signent le traité de paix le 3 mars.
Ce traité aggrave les précédentes exigences allemandes et stipule ainsi que la Russie renonce à l’Ukraine, à la Biélorussie, aux provinces polonaises, aux Pays Baltes au profit de l’Allemagne qui ne va pas tarder à y établir des gouvernements amis ou les placer sous administration militaire enterrant tout rêve d’indépendance.
Les 14 points de Wilson : une bombe diplomatique.
Le 8 janvier 1918, le président américain Wilson prononce un discours dans lequel il énonce les buts de guerre à atteindre pour les États-Unis en les résumant en Quatorze Points. Une partie concerne l’organisation des états après la fin de la guerre à savoir l’abandon de toute diplomatie secrète, la liberté absolue du commerce maritime et terrestre, le désarmement et la création d’une organisation internationale devant arbitrer les futurs litiges entre les nations. Plus important dans l’immédiat, Wilson pose comme préalables à la paix : l’évacuation des territoires occupés en Russie, la restauration de la Belgique, de la Roumanie, du Monténégro et de la Serbie (auquel un accès à la mer doit être concédé) comme états libres et indépendants et la création d’une Pologne indépendante. Le document précise que les Empires Austro-hongrois et Ottomans doivent soit accroitre l’autonomie des nations sous leur domination soit laisser la possibilité pour certains peuples d’accéder à l’indépendance.
Ce discours crucial est rapidement relayé par la presse internationale mais mécontente les dirigeants des Puissances Centrales qui dénigrent et rejettent fermement les propositions du président américain. Au sein de l’Entente, les réactions sont plus contrastées car si les 14 points de Wilson sont accueillies favorablement par les opinions publiques, les gouvernements sont eux, en coulisse, plus réservés. Autant ils apprécient la participation des États-Unis à l’effort de guerre, autant ils ne supportent pas de voir le président américain faire cavalier seul sur le point fondamental des conditions nécessaires pour débuter des négociations avec l’ennemi.
Le Président du Conseil, Georges Clemenceau comme le Premier Ministre britannique Llyods Georges sont furieux contre Wilson qui ne les a pas consulter avant de prononcer son discours et qui entend prendre le leadership de l’alliance sans qu’une seule division américaine n’ait encore combattue sur le front français. Ce choix était délibéré, Wilson tient à montre qu’en tant que « nation associée », les États-Unis ne se sentent pas contraints par les buts de guerre des franco-britanniques. Clemenceau reproche notamment la formulation évasive sur les points intéressants la France :
Tous les territoires français devraient être libérés, les portions envahies rendues, et les torts causés à la France par la Prusse en 1871, concernant l’Alsace-Lorraine, qui a perturbé la paix mondiale pendant près de 50 ans, devraient être corrigés, de telle sorte que la paix soit de nouveau établie dans l’intérêt de tous.
De quelle « libération » parle t’on : uniquement celle des territoires occupés dans le nord de la France depuis aout 1914 ou des régions de l’Alsace-Lorraine ? De plus si pour parler de la restauration de la Belgique, Wilson utilise le verbe must tandis que pour l’Alsace-Lorraine il préfère le verbe plus prudent de should.
Llyods George n’est pas plus satisfait lorsque Wilson proclame la réduction des barrières douanières et surtout la défense de la liberté de navigation impliquant que la stratégie du blocus maritime qu’utilise la Grande-Bretagne devrait être illégale.
Quant au gouvernement italien, la phrase « Un réajustement des frontières d’Italie devrait être effectué le long de lignes nationales clairement reconnaissables. » est loin de le rassurer sur la satisfaction des revendications italiennes en Dalmatie.
Entente et Puissances Centrales : quels sont leurs buts de guerre ?
Si le discours du président et ses 14 points peuvent sembler en janvier 1918 comme un vœu pieux et un peu naïf il oblige les belligérants à clarifier leurs revendications et rompre partiellement avec la diplomatie secrète.
Dans le cas de la France, il y a en 1918, la question évidente de la restitution de l’Alsace-Lorraine mais pas seulement. Le gouvernement espère aussi obtenir des réparations financières permettant de reconstruire le Nord du Pays, un désarmement de l’Allemagne voire une démilitarisation de la rive gauche du Rhin pour éloigner le risque d’une nouvelle invasion allemande.
La Grande-Bretagne, elle, veut non seulement la restauration de la Belgique mais également le désarmement de la flotte allemande qui menace sa suprématie navale. Elle veut également profiter du conflit pour sécuriser et accroître son influence au Moyen-Orient. Menant les opérations militaires depuis 1915, en Iran, en Mésopotamie et en Palestine le gouvernement britannique a conclu avec la France en 1916 un accord secret sur le démantèlement après guerre de l’Empire Ottoman. Ces accords Picot-Sykes délimitent les futures zones d’influence : l’Irak, le Koweït et la Palestine pour la Grande-Bretagne, la Syrie, le Liban et le sud de l’Anatolie pour la France tandis que l’Empire Russe prendrait le contrôle du détroit du Bosphore. Malgré le secret imposé, les détails de l’accord Picot-Sykes finissent par être connues suscitant des critiques parmi les Alliés dont l’Italie et la Grèce qui convoitent eux aussi les territoires ottomans dans les Balkans et en Asie Mineure. Les États-Unis jugent très négativement cet accord ouvertement impérialiste en opposition complète avec « le droits des peuples » défendu par le président Wilson.
En 1918, la victoire à l’Est et les gains territoriaux obtenus à Brest-Litovsk, ont attisé les appétits des nationalistes et de leurs soutiens au sein de l’industrie et l’état-major allemand qui ne tardent pas à convaincre une majorité du gouvernement et de la cour impériale. Inconscients sur la situation délicate de leur pays certes en position de force – mais pour combien de temps ? – , les dirigeants allemands oublient toute prudence et s’enivrent de rêve de conquête et de grandeur. Rejetant tout compromis, l’empereur Guillaume II et ses généraux convoitent, les villes belges de Liège et de Vervier, les ports belges de la Mer du Nord pour abriter les bases de U-boote ainsi que la région française riche, en mines de fer, du Briey en Moselle et bien sûr un agrandissement, au détriment de la France et de la Grande-Bretagne des colonies allemandes en Afrique.
Ayant subie de lourdes pertes et étant confrontée à une grave crise intérieure, l’Autriche-Hongrie aspire essentiellement à revenir au statu quo d’avant guerre tant qu’elle peut conserver son influence économique et diplomatique dans les Balkans et en Europe de l’Est. Après la signature du traité Brest-Litovsk, les diplomates austro-hongrois tentent de contenir « les appétits » de leurs homologues allemands et d’obtenir leur « part » en Ukraine, en Pologne et en Roumanie. Autre grand allié de l’Allemagne, l’Empire Ottoman s’est sentie frustrée et humiliée par les négociations de Brest-Litovsk où elle n’est d’ailleurs pas vraiment invitée : aucune de ces revendications n’a été prise en compte par les diplomates austro-allemands. L’empire Ottoman n’obtient ainsi que la concession de deux villes dans le Caucase. Cette situation ne remet pas en cause l’alliance, car, mise en difficulté dans le Moyen Orient, les Ottomans sont dépendants de l’aide allemande mais cela n’améliore pas les relations entre les deux empires.
Enfin pour un certains nombre d’alliés « mineurs » de l’Entente ou des Puissances Centrales, cette guerre doit permettre de redessiner les frontières issues des précédentes guerres balkaniques : constitution d’une grande nation slave pour la Serbie et revanchisme pour la Bulgarie par exemple. Mais cela ne va pas sans tiraillement et violente dispute. Ainsi si la Bulgarie et l’Empire Ottoman sont tous deux alliés à l’Allemagne, les deux pays se sont mutuellement combattus lors des guerres balkaniques de 1912 et 1913, et revendiquent tous deux la région roumaine de la Dobroudja.
Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre.
En France, dans les couloirs de la Chambre, des députés s’inquiètent de l’imminente offensive allemande et de la faiblesse numérique des Alliés et on murmure qu’il serait plus sage de négocier un mauvais compromis maintenant tant que le rapport des forces n’est pas trop déséquilibrée plutôt que de le faire après une sévère défaite militaire. Défaite qui sans être inéluctable devient de jour en jour plus probable : français et anglais faisant seuls face à une armée allemande qui ne cesse de se renforcer. Pour ne rien arranger, en janvier 1918, des avions bombardier allemands « Gothas » mènent leurs premiers raids et larguent des bombes sur Paris détruisant des immeubles et tuant quelques dizaines de civils.
Début janvier, les services secret italiens fournissent à leurs homologues français des lettres prouvant la collusion entre l’ancien ministre Joseph Caillaux et l’escroc Bolo Pacha accusé d’avoir corrompu des journaux avec de l’argent allemand et diffusé de la désinformation. Ces preuves relancent les accusation contre Caillaux, déjà privé de son immunité parlementaire, qui est traduit devant une Haute Court de Justice. Intransigeant, Clemenceau affirme vouloir s’attaquer à tous ceux voulant répandre des idées défaitistes sous prétexte de pacifisme et met ainsi la pression sur les syndicats et les socialistes tentés par une « paix blanche ».
Les socialistes et les syndicalistes de la CGT ont peu apprécié la nomination de Clemenceau accusé d’avoir, avant guerre, réprimé le mouvement ouvrier lors des grandes grèves de 1906. Ils accusent désormais le Président du Conseil de dérives autoritaires, d’être un ennemi de la paix et du mouvement ouvrier. Malgré ces démonstrations autoritaires et même si le gouvernement accroit son contrôle sur l’économie française, Clemenceau respecte scrupuleusement les règles de la IIIe République en acceptant le débat parlementaires et en soumettant régulièrement son gouvernement à un vote de confiance des députés et des sénateurs. Les journaux comme « l’Humanité » qui critiquent sa politique ou qui l’attaquent violemment ne sont pas censurés. La tension sociale est aggravée par les difficultés quotidiennes, les conditions de travail des ouvriers, le départ d’ouvriers pour le front et leur remplacement par des travailleurs italiens mais aussi par la fraction minoritaire de la CGT qui séduite par l’expérience bolchevique rêve d’une grève insurrectionnelle mettant à la fois fin la guerre et au pouvoir de la bourgeoisie. Même si elle refuse cette radicalité, Léon Jouhaux et les cadres du principal syndicat ouvrier prévoit plusieurs grèves, en avril et mai, pour obtenir des concessions du gouvernement sur la question sociale mais aussi sur la conduite de la guerre. A rebours de leur posture officiellement ferme, le gouvernement et Clemenceau négocient discrètement avec leurs représentants syndicaux pour désamorcer les tensions sociales et éviter les affrontements. Tout laisse penser cependant qu’un grave conflit social devient inévitable en France.
Le 8 mars 1918, Georges Clemenceau est interpellé par le député socialiste Edmond Constant pour répondre aux derniers rebondissements de l’affaire « Bolo Pacha ». Dans son discours le plus célèbre, Clemenceau dénonce les pacifistes et expose avec vigueur sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’au bout :
Ah ! moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien.[…] Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un. Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre. Je fais toujours la guerre. […] La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure.
Clemenceau réfute complétement la thèse défendue par une partie des radicaux, des socialistes et des responsables syndicaux de la possibilité d’une « paix blanche » ou d’une « paix sans vainqueur » avec l’Allemagne. Une telle paix sans indemnité ni garantie future laisserait la France financièrement ruinée, militairement affaiblie et avec une industrie exsangue puisque les mines et installations industrielles du Nord et de l’Est (cruciales pour l’économie française) ont été détruites soit par les combats soit par l’occupation allemande. Clemenceau se souvient aussi que la défaite de 1870 avait abouti à l’effondrement du régime de Napoléon III et à une guerre civile en France lors de la Commune de Paris : comment réagiraient les familles en apprenant que leur mari ou leurs fils sont morts pour rien ? Ne risque t’on pas une révolution ou un nouveau coup d’état militaire qui pourrait abattre la République ? Pire depuis le traité de Brest-Litovsk, l’Allemagne contrôle directement ou indirectement l’ensemble des pays d’Europe de l’Est et par conséquent une « paix blanche » à l’Ouest laisserait l’Allemagne doubler la taille de son empire et établir sa domination économique tant à l’Est que sur les petites nations de l’Ouest (Pays Bas et Belgique) voire en France même. De plus, en cas de besoin, l’Empire allemand serait en capacité de reprendre immédiatement les hostilités car son industrie serait intacte – aucun combat n’ayant eu lieu sur son sol- et sa démographie très supérieure à celle de la France. On voit bien que la question de l’Alsace-Lorraine n’est pas l’unique cause de l’intransigeance de Clemenceau mais aussi du Président Poincaré à poursuivre la guerre coûte que coûte. En 1918, aucune conciliation n’est plus possible entre l’Entente et les Puissances Centrales : les uns ne peuvent accepter les conquêtes de leurs adversaires tandis que ceux-ci ne veulent pas y renoncer.
Et pendant ce temps …
Le 11 mars 1918, à des milliers de kilomètres du front français, l’hôpital militaire américain de la base de Fort Kiley dans le Kansas signale que l’un de ses patients le soldat et cuisinier Albert Gitchell est victime d’une variante de la grippe s’accompagnant d’une fièvre importante, de douleurs et de maux de tête. En un mois, un millier d’hommes du camp militaire se plaignent des mêmes symptômes et une quarantaine décèdent de cette grippe anormalement contagieuse et virulente. La sur-activité des services de santé liée à l’état de guerre, font que cette nouvelle passe largement inaperçue et ne suscite pas de réaction immédiate des autorités préoccupées par l’envoi de milliers de soldats supplémentaires en Europe. Sournoisement, un nouvel ennemi s’apprête à entrer en scène.